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Face au siècle, le contemplateur

J’ai toujours vécu dans une forme de contemplation. En recul de mes contemporains et de mon siècle, je les observe. Face au siècle, le contemplateur… Ce n’est pas une posture volontaire : enfant déjà, je contemplais ce qui m’entourait et tentais d’en extraire autant de vérités. Je disséquais les comportements humains, les figures, les postures, les mécanismes des sociétés. Je cherchais à replacer l’humain dans son environnement naturel.

J’avais dès l’enfance cette curiosité de l’humanité, mais avec la plus grande difficulté à m’y inclure. J’étais à côté de mes congénères, et non avec eux. Cela se sentit, sans doute. Sinon des réponses, j’obtins du moins des questions. La contemplation est un errement dont il est difficile de se déprendre. J’ai glissé de l’enfance à l’âge adulte en continuant à observer l’humanité qui m’entourait sans la rejoindre tout à fait. Pour involontaire qu’elle fût, c’était une posture commode. Elle m’évitait d’être trop affectée par les événements.

Puis il y eût la pandémie. Depuis, j’ai perdu cette sérénité du contemplateur en retrait. J’ai été plongée malgré moi dans le réel, dans l’ici et le maintenant. Dix-huit mois que je vis ainsi, dans l’attente, accrochée aux nouvelles du front – puisque guerre il y aurait. L’imaginaire s’est fait la malle, je fais provision de carnets que je laisse vierges, mes projets littéraires me semblent dénués de sens. Je ne suis ni à mes lectures ni à mes détentes. Les nuits sont des redites du jour passé. Je tourne dans ma tête, comme pendant les longs mois de confinement j’ai tourné en rage dans ma maison.

Passons sur la difficulté de toutes ces restrictions, elles ont touché tout le monde. Moi, un peu différemment. Ayant un quotidien déjà très en dehors des codes de la société, celui-ci n’a été que peu affecté. Les terrasses de café m’ont manqué, surtout. C’est là que j’écrivais habituellement. De même, j’ai été épargnée par la terreur collective du virus. Non pas parce que j’étais jeune et en bonne santé (l’année 2021 m’a d’ailleurs prouvé les limites du corps, aussi jeune soit-il). Vraisemblablement, c’est cette propension à vivre à côté et non avec qui m’a protégée de la peur ambiante.

En revanche, la prison du réel m’a beaucoup affectée. Ne plus être maître de sa vie, la voir brinquebalée au gré des fantaisies de quelques dirigeants, contraint à vivre dans un qui-vive permanent. Je me demande si, à des degrés variables, nous ne souffrirons pas tous au terme de la crise d’un syndrome post-traumatique. Il y a la colère aussi, grandissante, d’une société qui devient ce que je craignais qu’elle devienne en refusant d’y croire. Et la colère empêche les autres émotions, mais aussi bloque l’esprit. On ressent plutôt qu’on pense. On subit, donc. A cet égard, la colère est une émotion très proche de la peur.

En dépit de ce réel omniprésent, ou peut-être en raison de, je crois n’avoir jamais autant contemplé l’humanité que maintenant. Les réactions individuelles et collectives sont instructives. J’ai vu des gens terrorisés par cet ennemi invisible, au point de ne plus sortir de chez eux même quand ils le pouvaient. J’en ai vu d’autres réagir par le déni. Il y a ceux, sensibles à l’argument d’autorité, qui s’accrochent comme une bouée de secours à toute parole officielle, qu’elle émane d’un dirigeant ou d’un scientifique. Ceux qui prennent le chemin contraire, à première vue du moins, en ne retenant que les rumeurs et les propos officieux. Les fameux « complotistes », bien qu’aujourd’hui ce terme semble englober toute parole dissidente. J’en vois aujourd’hui que le vaccin terrifie tandis que d’autres lui font pleinement confiance.

Je vois des prises de position partout, qui sont moins sanitaires que politiques. Il règne, du fait de directives peu claires et mouvantes, et d’un manque criant de transparence, une confusion qui encourage les extrêmes. Et surtout, une vision de plus en plus manichéenne de la situation. Pendant ce temps, je vois nos dirigeants passer des lois qu’ils n’auraient jamais pu mener à bien sans cette crise. Les populations en sont venues à penser qu’il n’y a pas d’autre chemin que l’autoritarisme pour se débarrasser d’un virus. Je vois le Parlement devenir une chambre d’enregistrement qui n’a plus son mot à dire, ou seulement pour la forme. Une Constitution qu’il faudra bien réviser un jour tant elle permet en toute légalité le passage d’une démocratie à un régime autoritaire. Je vois des populations éprouvées et prêtes à toute concession qui leur donnerait l’illusion d’une vie normale.

On pourrait penser que cette contemplation est un positionnement bien commode. D’ailleurs, on m’accusera sans doute de juger mon prochain. Non, il n’y a pas de jugement de ma part. Quand on comprend et qu’on compatit, on ne peut pas juger. Il serait bon que chacun apprenne à se mettre à la place de l’autre. Au demeurant, contempler n’empêche pas une forme d’action. Contempler, c’est déjà agir. En attendant de retrouver le chemin de l’imaginaire, je continuerai donc de m’adonner à cette occupation. Je n’ai pas de leçon à donner sur la manière dont il faut vivre la crise actuelle. Je me contente de la vivre à ma manière, le mieux possible. Comme chacun d’entre nous.

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